Le Lambeau, la prodigieuse cicatrice

Il y a deux ans, Philippe Lançon sortait son livre « Le Lambeau ». Le journaliste de Charlie Hebdo a survécu à l’attentat de janvier 2015. Il témoigne et explique sa reconstruction brillamment. 

Démesuré, fuyant et éternel : le « lambeau » de Philippe Lançon est d’abord une blessure. Au fond, c’est pourtant un chef-d’œuvre. Le journaliste raconte, avec vitalité et noirceur, l’attentat du 7 janvier 2015, ainsi que la veille et les mois qui suivirent. Il signe ici un long récit, presque sans dialogue, fait de phrases poétiques, philosophiques et douloureuses. « J’étais la souffrance » : Lançon a subi 22 opérations chirurgicales pour refaire sa mâchoire, son propre « lambeau ». Il décrit chaque opération et chaque peur avec une justesse littéraire épatante.

JE SUIS CHARLIE
Manifestation en hommage aux victimes de l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, 11 janvier 2015 ©Olivier Ortelpa

Shakespeare, Chloé, Gabriela, les tueurs aux jambes noires, son vélo oublié, le livre de Jazz, l’hôpital des Invalides, sa Vanves natale : tout se mélange, tout s’accorde, tout est douceur et naïveté. « J’avais cinquante ans et un trou dans la mâchoire. J’avais cinq ans et la nuit arrivait » : parfois, l’enfant parle, d’autres fois, c’est la victime, et bien souvent, le journaliste et le passionné de littérature apparaissent. À travers ses anecdotes et ses ressentis poignants, Lançon nous offre un contenu personnel et très appréciable : on s’attache à ce personnage, qui est bel et bien vivant « je les regardais, ils me regardaient, quatre siècles valaient une minute et nous vivions ». Cette œuvre est aussi un hommage au personnel hospitalier et à tous ces soignants qui l’ont reconstruit, dont sa « fée imparfaite » sa chirurgienne, ainsi qu’une reconnaissance méritée pour les policiers qui l’ont protégé pendant quatre mois « J’aimais leur attention, leur calme, leur précision, leur discipline (…) J’aimais leur intensité périphérique ».

Mais malgré le drame et le traumatisme, Lançon nous fait rire, voire même sourire. C’est la raison pour laquelle ce livre rayonne : il évoque avec audace une tragédie, dans un paradoxe de tristesse et de joie. « Il s’agissait bien d’un mélodrame franco-chilien » assure-t-il en abordant la fin d’une relation. On le remarque aussi quand il décrit une clinique comme « une comédie tout en litotes ».

Enfin, ce récit est aussi un enseignement journalistique. Notamment dans l’évocation de ses reportages, de ses complications et de ses croyances : « Quand on est reporter, il faut rester là où l’évènement a lieu, et le faire si possible du côté des faibles, des inconnus, des gens ordinaires pris dans une situation extraordinaire, pour leur donner un nom et le maximum de vie. »

« Le Lambeau », c’est le récit d’une catastrophe, d’un journaliste orphelin de collègues, qui renaît, petit à petit, mais qui ne sera jamais le même. Le 7 janvier 2015, date qu’il ne cesse de répéter tout au long de son œuvre, l’a changé physiquement et moralement. Il nous dévoile cet écart avec brio : « Je me suis mis à pleurer, j’avais de nouveau cinq ou sept ans, je les aurais toujours, j’étais abandonné dans la nuit et dans un pays lointain, sans parents, sans amis, sans collègues, sans femme, sans rien, juste avec ce visage d’infirmière et voilà comment tout s’est éteint. » Dans un rythme inédit et intimiste, Lançon nous fait découvrir sa prodigieuse cicatrice.

Rien d’aussi brisé n’a jamais été aussi beau.

À lire absolument !

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